Les enfants illégitimes de John Williams et de J. K. Rowling : fandoms, amateurs et compositeurs
Au xxie siècle, la réception d’une saga littéraire, cinématographique ou télévisuelle à succès donne souvent naissance à un fandom, c’est-à-dire un domaine où la culture geek s’épanouit (Jenkins, 2006), un royaume dans lequel les fans sont reines et rois (Paula et al. p. 2073). Le phénomène n’a rien de nouveau : des pratiques de cette nature parsèment depuis longtemps l’histoire des arts comme l’illustrent la figure du « geek » au Moyen Âge (Peyron 2012, p. 175), les schubertiades au xixe siècle ou encore, plus récemment, le fandom de Tolkien. Cependant, l’apparition d’internet et des nouveaux médias entraîne une reconfiguration du fandom classique en un fandom numérique (Booth, 2017) et les fans acquièrent, par l’intermédiaire de nouveaux outils, une capacité d’agir, d’interagir et, d’une certaine manière, d’intégrer puis de modeler les univers fictionnels dont ils n’étaient, jusqu’à présent, que des publics ou des interprètes. Certains fans imaginent par exemple un nouveau « découpage musical » de Star Wars (Huvet 2022, p. 217) – une pratique qui rappelle en un sens celle du fan vidding (Meneghelli, 2017). Par ailleurs, de nombreux films amateurs[1] fleurissent sur le web en donnant vie à des éléments de l’intrigue laissés de côté par les auteur·ices.
Les productions françaises du fandom d’Harry Potter constituent, sur YouTube, une référence en la matière. Le Maître de la Mort – Harry Potter Fan Film totalise par exemple presque trois millions de vues[2], soit un tiers, en moyenne, du nombre d’entrées que réalise chaque film Harry Potter (Warner Bros)en France[3] et presque autant que Les Animaux fantastiques (WB). D’autres, plus modestes, comme Les Fondateurs : Le Fantôme de Serdaigle (Harry Potter Fanfilm) et Warren Flamel : La Malédiction de l’Immortalité réunissent respectivement près de 230 000 et 60 000 vues, soit une audience relativement conséquente qui témoigne de l’importance du fandom. Ces succès s’expliquent, entre autre, par le soin conséquent que les jeunes équipes du fanfilm apportent à l’écriture du scénario, la photographie, le montage, le jeu d’acteur·ice, mais également à la composition des musiques sur lesquelles plane sans cesse l’ombre stylistique et thématique de John Williams[4]. Mais qu’implique de composer une musique spectaculaire à la manière d’un symphoniste accompli, quand on a dix-sept ans ou si peu d’expérience ? Comment l’identité visuelle, sonore et musicale de la saga Harry Potter,déjà fragmentée (Webster, 2009), s’exprime-t-elle au-delà des œuvres canoniques de Rowling et de Williams ?
Cette communication, à la croisée des fan studies (Booth, 2017), de la « DIY culture[5] » (Gauntlett, 2018), de la « culture geek » (Jenkins, 2006) ainsi que de la cinémusicologie classique, propose d’examiner le champ peu exploré, à notre connaissance, de la musique dans les fanfilms français. Grâce à l’étude de sources premières (partitions des compositeur·ices, entretiens avec les créateur·ices), nous reviendrons d’abord sur le processus de création des trois fanfilms précités avant de saisir les influences, mais aussi les innovations mises en avant par cette génération d’héritiers « illégitimes ».
Bibliographie sélective
Booth, Paul. Digital fandom 2.0: new media studies. 2nde éd. Digital formations, vol. 68. New York: Peter Lang, 2017.
Booth, Paul. A Companion to Media Fandom and Fan Studies. Oxford: John Wiley & Sons, 2018.
Jenkins, Henry. « Afterword: The Future of Fandom ». In Fandom: Identities and Communities in a Mediated World, édité par Jonathan Gray, C. Lee Harrington, et Cornel Sandvoss, 357‑64. New York: NYU Press, 2007.
Meneghelli, Donata. « Just Another Kiss: Narrative and Database in Fan Vidding 2.0 ». Global Media Journal 11, no 1 (2017): 1‑14.
Peyron, David. « La construction sociale d’une sous-culture, l’exemple de la culture geek ». Thèse de doctorat, Université de Lyon 3, 2012.
Pouts-Lajus, Serge, Sophie Tiévant, Jerôme Joy, et Jean-Christophe Sevin. Composer sur son ordinateur. Les pratiques musicales en amateur liées à l’informatique. Édité par Ministère de la Culture et de la communication Département des Etudes et de la Prospective. Les travaux du DEP, 2002.
Webster, Jamie Lynn. « The Music of Harry Potter: Continuity and Change in the First Five Films ». Thesis, University of Oregon, 2009.
Vidéographie
- https://www.youtube.com/watch?v=5PC7v6jLQ_s&list=PLw79T7r7Wxl_Azuk6dZ1Iw3Ld1FmeK5nJ (consulté le 07/05/22)
Warren Flamel : La Malédiction de l’Immortalitéréalisé par Quentin Vectan Berbey créateur de contenus vidéo sur YouTube, musiques originales : Thomas Kubler, sound design : Benoît Griesbach, web-série en trois épisodes, 2014-2019.
- https://www.youtube.com/watch?v=406OZJ4YQHI (consulté le 08/05/22)
Le Maitre de la Mort – Harry Potter Fan Film réalisé par Maxime Sanchez, Basile Bacon et Clément Ferrigno, musiques originales : Maxime Sanchez et Clément Ferrigno, 2016.
- https://www.youtube.com/watch?v=1HfJllca1Dk& (consulté le 07/05/22)
Les Fondateurs : Le Fantôme de Serdaigle (Harry Potter Fanfilm) réalisé par L.A. Dubos, musiques originales : Clément Ferrigno, 2019.
[1] Le terme « amateur » est entendu dans le sens que lui confère le rapport d’étude Composer sur son ordinateur. Les pratiques musicales en amateur liées à l’informatique rédigé à l’intention du ministère de la culture : « celui qui pratique mais n’est pas un professionnel » (Pouts-Lajus et al., 2002, p. 11).
[2] Ce chiffre est exprimé en valeur absolue. Exprimé en valeur relative, c’est-à-dire dans des conditions de diffusion identiques (les films Harry Potter ne sont pas en libre accès sur YouTube), il serait un peu moins important, même s’il demeure toutefois élevé.
[3] https://cbo-boxoffice.com/v4/page000.php3?Xnumitem=100 (consulté le 08/05/22).
[4] La qualité de ces fanfilms et de ces musiques était si élevée que la Warner Bros, jusqu’alors dans une posture de tolérance et de réserve envers sa fandom, intimida juridiquement les jeunes créateur·ices amateurs afin qu’ils ne diffusent pas l’épisode 2 de Les Fondateurs, en pleine post-production : https://fr.ulule.com/-les-fondateurs-2/news/ (consulté le 08 mai 2022).
[5] Do it yourself : fais le toi-même.
